BOIS, exposition du 29 juin au 27 octobre 2019
VINO VIGNY
Ô TONNEAU !
Dans les processus qu’il met en œuvre, Stéphane Vigny marche dans les pas de grands artistes du XXe siècle, qui eux aussi ont interrogé le sens des objets, l’ont modifié en changeant le contexte ou sont intervenus par l’assemblage pour provoquer des rencontres inattendues. L’art se lit pour eux comme une vaste entreprise de détournement, qui donne aux objets une parole plus complexe, plus spéculative, plus substantielle que ce qu’ils nous disent par leur simple valeur d’usage. À plusieurs reprises dans le passé, Stéphane Vigny a déjà exploité la forme du tonneau, cet objet ventru comme la panse d’Obélix qui contribue depuis l’époque gauloise à élever et conserver le vin. Chez l’artiste, les fûts se muent en mobilier aristocratique (L’Indiscret, 2010), en minibar (Miniminibar, 2015) ou en monumental luminaire, lorsqu’il assure l’éclairage de la chapelle du Genêteil¹ par huit tonneaux en lévitation, dispositif sculptural qui évoque incidemment une lampe des Frères Bouroullec appelée Lianes (2018). C’est à nouveau cet objet rustique et rabelaisien, la barrique bordelaise, que Stéphane Vigny choisit de revisiter pour son exposition thouarsaise.
ROULEMENT…
En construction mécanique, une chaîne à rouleaux est un ensemble de maillons reliés directement ou par l’intermédiaire d’axes. C’est le type de chaîne qui équipe aujourd’hui la plupart des vélos. En 1880, Hans Renold se voit crédité de cette invention : pourtant, dès le XVIe siècle, des croquis de Léonard de Vinci montrent une chaîne avec un roulement à rouleaux précisément représentée, avec cette qualité de fantasmagorie scientifique qui caractérise les dessins de l’artiste italien. L’exposition s’ouvre sur cette forme chaînée et ce qu’elle exprime, entre transmission et engrenage, friction et glissement : en guise de maillons, Stéphane Vigny utilisent onze tonneaux, devenus les modules d’une chaîne imposante et improbable, qui possède sans doute « la faculté merveilleuse d’atteindre deux réalités fort éloignées sans quitter le domaine de notre expérience, de les rapprocher et d’obtenir une étincelle de leur contact. »²
…DE TAMBOURS
Car cette exposition pourrait se lire comme une succession de visions composites : passé le premier seuil de cette chaîne déliée, Stéphane Vigny conforte cet usage fertile de la collision hétéroclite3 à l’emplacement du chœur. Il y présente Vintage (2007), batterie hybride née de la rencontre entre fût et fût. Grosse caisse, caisse claire, charleston, trois toms et cymbales sont passés par l’imaginaire analogique de l’artiste, qui les tonnelise en respectant leurs formats respectifs. Par ce geste, il ne brusque pas le réel mais le pousse simplement dans des retranchements étonnants ; en toute légèreté, il s’empare d’associations flottantes présentes dans l’inconscient collectif⁴ et les rend tangibles. L’exercice pourrait se révéler périlleux, tant le terrain est glissant : s’il flirte ouvertement avec l’esthétique rustique, l’artisanal et le kitsch, l’artiste rééquilibre toujours les forces, par la facture de ses sculptures ou la délicatesse d’esprit de ses assemblages, si bien que ses « œuvres gardent un pied dans le formalisme, le décoratif et un pied dans le narratif et l’anecdote, un pied dans le conceptuel et l’autre dans le poétique. »⁵ Comme l’atteste précisément le mot gigogne qui donne son titre à l’installation.⁶
Au sous-sol de la chapelle Jeanne d’Arc, l’espace est traversé dans toute sa largeur par un mur de bois de chauffage, empilé avec la plus grande régularité jusqu’au plafond. Cette paroi, qui évoque les stockages domestiques, est percée d’une ouverture en forme de cœur, réserve armaturée par du métal qui évoque celui des cerclages du tonneau, et soulignée par un ruban d’éclairage en led rouge. Deux ouvertures latérales permettent aussi le franchissement de ce mur de bûches.
Comme le tonneau, le cœur a déjà marqué l’univers de Stéphane Vigny, notamment par l’intermédiaire des cartes à jouer. À la genèse de cette forme, on trouve l’association de la feuille de lierre et de la feuille de vigne, qui devient dans la période antique un attribut de Dionysos, dieu du vin, de la bonne chaire et de la sensualité. Progressivement, à la résistance du lierre on a affilié l’amour durable et solide. La silhouette de la feuille devint au cours du temps un symbole à part entière, sans plus de référence directe à la plante. C’est par la suite au Moyen Âge que l’on a représenté ce symbole en rouge pour lui donner une dimension corporelle : à l’époque, la croyance voulait que les sentiments humains proviennent du cœur, ce qui a scellé la fusion du symbole et de l’organe. Dès le XVe siècle, Léonard de Vinci utilisait parfois le symbole sur ses schémas du corps humain en lieu et place d’une illustration réelle du cœur, lorsqu’il voulait simplement en afficher l’emplacement. Comme la plupart des signes du quotidien dont s’empare Stéphane Vigny, le cœur est un élément qui sur-existe dans le paysage, des découpes dans les volets aux évocations christiques en passant par les émojis, « le symbolisme du cœur est anesthésié, on peut en faire tout ce qu’on veut. »⁷
ÉQUILIBRISME
Dans son cocon bûcheron, cette pulsation rouge guide le parcours jusqu’à sa dernière étape, où trône en majesté une apparition de la dive bouteille, un peu comme le trésor caché aperçu au fond d’une crypte. Il est ici question d’esprit et d’équilibre : Spirit level, le titre de l’installation, est l’autre nom anglais du niveau à bulle. Insérée dans un madrier de bois à la facture assez brute, une bouteille de vin rouge vérifie sans tanguer l’exactitude de l’horizontalité des choses. Là encore, Stéphane Vigny s’est inspiré d’un système existant (quoique formellement très distinct), à savoir l’ancien niveau à bouteilles des maçons, télescopé ici avec le niveau inventé par l’incroyable Melchisédech Thévenot, outil de mesure le plus répandu aujourd’hui. Son Spirit level évoque également les inventions ingénieuses du pataphysicien Jacques Carelman, qui publie en 1968 son merveilleux Catalogue d’objets introuvables.
Dans cet élan à créer des fables à partir de machines usuelles, se perçoit comme l’écrit Julien Gracq⁸, « un refuge contre tout le machinal du monde. »
Avec Spirit Level, l’exposition se clôt sur un point d’équilibre en forme d’interrogation, pour que le monde se mette en perspective selon d’imprévisibles lignes de fuite, pour que les images flottantes s’arriment et enfantent des électrochocs doux, pour que les cadavres exquis continuent de boire le vin nouveau.
FAUX-BOIS
Depuis quelques années, Stéphane Vigny développe des projets relevant de la technique appelée rusticage par les spécialistes des jardins et plus volontiers rocaille⁹ par les maçons : il s’agit d’éléments maçonnés en ciment armé de fer, imitant le bois (branches et troncs) et servant à fabriquer toutes sortes d’ornements de jardin. Les Anglais utilisent plus simplement l’expression faux bois. D’essence graphique, le geste consiste à traduire l’écorce à partir de mortier modelé et guidé par des structures métalliques. Ce qui fascine l’artiste dans cette pratique très en vogue à la fin du XIXe siècle, dont l’origine est technique mais dont la fortune sera décorative, c’est le jeu subtil qu’elle implique entre le réel et l’interprétation : l’imitation verbatim façon trompe l’œil n’a que peu d’intérêt, tandis qu’une touche trop naïve ou brute confine vite à la lourdeur. Entre les deux, la sensibilité doit trouver son chemin.
À Thouars, l’artiste intervient au jardin des curiosités du Parc Imbert, où il installe un arbre de rocaille : de la famille des feuillus, il est haut d’une quinzaine de mètres et a la particularité d’être abattu et tronçonné en billons. Metteur en scène d’un scénario à élucider, Stéphane Vigny marque l’espace d’une manière impérieuse : ce faux feuillu entrave le jardin, le redessine et le déborde même, puisqu’il demeure visible de la route. De quoi alimenter quelques légendes urbaines ? L’artiste confirme ici sa dimension d’artiste artisan, attentif aux méthodes rustiques en passe d’être oubliées, et à leur sociologie particulière, entre l’osmose romantique avec la nature et l’artialisation¹⁰ de l’environnement, entre le savoir-faire et l’improvisation sensible.
Éva Prouteau, 2019
Notes
1 – Exposition monographique Stéphane Vigny, Le Carré, Scène nationale – Centre d’art contemporain, du 26 mai au 26 août 2018. Dans la Chapelle du Genêteil, l’artiste présentait un remake de Lianes, une lampe emblématique du travail des deux designers français, les frères Ronan (né à Quimper en 1971) et Erwan (né à Quimper en 1976) Bouroullec.
2 – André Breton
3 – L’expression est de l’historienne de l’art Ann Hindry.
4 – Car d’une manière ou d’une autre, déjà présentes dans le réel : par exemple, certains fûts assemblés en bois, comme ceux des congas, empruntent aux techniques de fabrication des fûts de tonnellerie.
5 – Extrait de Stéphane Vigny, jeune artiste contemporain, Être artiste en 2007 (et en vivre ?) en Haute-Savoie, publié le mardi 11 décembre 2007. lautre.net
6 – Le soir du vernissage, le musicien Jean-Michel Espitallier activera la batterie Vintage pour une performance-concert.
7 – Entretien avec l’artiste, mai 2019.
8 – Il évoquait la collection d’André Breton.
9 – Il collabore souvent avec le rocailleur Philippe Le Féron sur ce type de projet.
10 – L’artialisation, néologisme issu des écrits de Montaigne, désigne un concept philosophique, définissant l’intervention de l’art dans la transformation de la nature.
Stéphane Vigny, Vintage, 2007, éléments de batterie dans l’exposition Bois, au centre d’art La Chapelle Jeanne d’Arc, 2019
Stéphane Vigny, Bois, 2019, production centre d’art La Chapelle Jeanne d’Arc et Vintage, 2007, éléments de batterie
Stéphane Vigny, Bois, 2019, production centre d’art La Chapelle Jeanne d’Arc et Vintage, 2007, éléments de batterie
Stéphane Vigny, Bois, 2019, production centre d’art La Chapelle Jeanne d’Arc et Vintage, 2007, éléments de batterie
Stéphane Vigny, Arbre pétrifié, 2019, sculpture au fer ciment en collaboration avec Philippe Le Féron. Production Ville de Thouars. Photo: Célia Pernot
Stéphane Vigny, Arbre pétrifié, 2019, sculpture au fer ciment en collaboration avec Philippe Le Féron. Production Ville de Thouars. Photo: Célia Pernot
Stéphane Vigny, Arbre pétrifié, 2019, sculpture au fer ciment en collaboration avec Philippe Le Féron. Production Ville de Thouars. Photo: Célia Pernot
Stéphane Vigny, Arbre pétrifié, 2019, sculpture au fer ciment en collaboration avec Philippe Le Féron, production Ville de Thouars. Photo: Célia Pernot
Stéphane Vigny, Arbre pétrifié, 2019, sculpture au fer ciment en collaboration avec Philippe Le Féron, production Ville de Thouars. Photo: Célia Pernot
Stéphane Vigny, Sans titre, 2019, bois, métal et led, production centre d’art La Chapelle Jeanne d’Arc. Photo: Célia Pernot
Stéphane Vigny, Spirit Level, 2019, bois, bouteille et vin, production centre d’art La Chapelle Jeanne d’Arc. Photo: Célia Pernot
Stéphane Vigny, Spirit Level, 2019, bois, bouteille et vin, production centre d’art La Chapelle Jeanne d’Arc. Photo: Célia Pernot
Stéphane Vigny, Spirit Level, 2019, bois, bouteille et vin, production centre d’art La Chapelle Jeanne d’Arc. Photo: Célia Pernot