Veit Stratmann

EMBRASSER LE CONTEXTE

Impossible d’aborder l’œuvre de Veit Stratmann sans prendre en compte son hypersensibilité au contexte physique qui l’accueille. L’artiste inclut depuis longtemps l’architecture, la lumière, le spectateur, le va-et-vient entre espace d’exposition et espace public comme éléments fondamentaux de ses installations. Pour Thouars, quatre lieux deviennent les réceptacles transitoires d’une œuvre à parcourir et à rêver.

TRAME PASSE-MURAILLE

À partir de relevés géométrés et de données de géolocalisation, l’artiste pose une trame virtuelle sur la ville, qu’il laisse apparaître concrètement, le temps de l’exposition, sur le sol de quatre lieux choisis, délimités par des architectures. Cette trame, composée de modules circulaires de taille identique répétés à l’infini, se voit fatalement incisée par la silhouette de chaque bâtiment. Par ce découpage, l’artiste suggère le hors-champ, la possibilité d’un prolongement, d’une connexion magique et proliférante à l’échelle de Thouars, voire du monde entier : l’œuvre passe-muraille, qui relie un territoire autant qu’elle interroge la notion de frontière, agit comme un révélateur d’espace.

PETITS POIS POP

La véritable naissance du motif à pois date du XXe siècle avec la mécanisation, le modernisme et l’avènement de l’art abstrait. Les motifs géométriques, les lignes pures et régulières s’imposent en architecture, dans l’art comme dans la mode : à la base, les pois ou « Polka dots » en anglais constituent un motif connoté d’enfance, Minnie se voit d’ailleurs affublée d’une jupette à pois dès 1930, puis les Pin-ups et les stars du glamour Hollywoodien l’adoptent, Marylin Monroe en tête. En choisissant ce motif pour sa trame thouarsaise, Veit Stratmann croise plusieurs histoires : il rappelle avec humour que les pratiques abstraites rejoignent parfois celles du Pop Art et de la mode, de Wassily Kandinsky à Francis Baudevin, de Roy Lichtenstein à Brigit Riley, de Sigmar Polke à Yayoi Kusama. Ce faisant, bien sûr que Veit Stratmann bouscule accessoirement la notion d’auteur, de singularité, d’originalité, de propriété du motif. Son installation à la mesure de la ville est un programme, elle évacue allègrement la question de l’origine de la création pour lui préférer celle de la destination de l’œuvre, ce qu’elle devient une fois foulée par le public, ce qu’elle parvient à créer en terme d’impact psychosensoriel sur le paysage.

Veit Stratmann
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GÉO LINO

Déclinée en cercles de linoléum aux couleurs acidulées, la trame de Veit Stratmann s’offre à la déambulation ludique, surface à l’effet de saturation visuelle créant un rythme et une vibration lumineuse, un jeu entre pleins et vides, une circulation dynamique. Choisir un tel matériau ordinaire (le lino) et le sol pour espace d’expression privilégié n’a rien d’anodin : en lointain écho revient la genèse de l’art all over, lorsque Jackson Pollock rabaisse l’œuvre à l’horizontale, et déverse à l’occasion mégots et petits rebuts à sa surface. Pour Veit Stratmann, ce dispositif horizontal permet d’ouvrir des espaces relationnels ambigus, d’activer des zones de contact un peu troubles. Entre le trivial et l’extraordinaire, entre la décoration domestique et l’histoire de la peinture, il désigne une nouvelle géographie de l’art.

QUI REGARDE QUOI

Ces projets de sols ébranlent forcément le statut du visiteur face à l’œuvre :comment regarde-t-on une surface sur laquelle on déambule ? Devient-on soi-même le sujet de l’exposition ? Les autres visiteurs font-ils partie de l’installation ? Comment aborder la double nature de ce maillage à la fois réel et immatériel, ici et au-delà des murs ? En produisant des formes difficilement catégorisables, Veit Stratmann suggère l’oscillation permanente entre acteur et regardeur, entre réalité et virtualité. Une forme de responsabilité s’instaure vis-à-vis de l’œuvre, qui incorpore de facto le spectateur, et pose incessamment la question de son propre format : l’art peut-il exister isolé du monde ? Où finit l’œuvre et où commence le monde ?

Eva Prouteau, 2016