Julien Gardair

Artiste du foisonnement, Julien Gardair semble à l’aise avec tous les médiums d’expression, qu’il travaille soit isolément, soit dans un mode combinatoire : vidéo, découpage, dessin, sculpture et peinture se distinguent ou s’imbriquent, pour faire exister une œuvre synesthésique¹, parfois immersive, qui explore l’interférence du temps passé et de l’instant présent.

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Au sein de cette production pluridisciplinaire, de grands axes se dessinent, travaillés par cycles longs : la découpe en fait partie, déployée à l’échelle monumentale ou au contraire, dans le format intimiste du livre ou de la revue. Dans un équilibre fragile et harmonieux entre formes et « contreformes », l’artiste fait dialoguer de grands découpages de matériaux divers (vinyl, feutre, moquette ou tapis de mousse…) avec l’espace d’exposition : les pleins sont aussi importants que les creux, rien n’est retiré, et dans le sillage de Matisse, l’artiste unit dans un même geste (le découpage) la peinture et le trait. Son répertoire de formes s’apparente à une forêt de signes biomorphiques, entre l’animal et le végétal, entre la figuration et l’abstraction. En France ou aux États Unis, l’artiste a mené en des lieux très divers ses recherches sur la figure dans l’espace, et le motif du corps aérien, en suspension. Depuis 2009, il poursuit par ailleurs ses découpages de revues : les pages des magazines sont envisagées comme des strates géologiques, que l’artiste sculpte en souplesse, autant de lignes arabesques qui peuvent rappeler certaines courbes de niveau des cartes topographiques. La question du motif et du paysage traverse ainsi ces œuvres sur papier ( Horizon, See Through, Between the lines… ), qui proposent des images mouvantes, en perpétuelle capacité de recomposition.

C’est ce qui caractérise également les grandes installations multimédia de Julien Gardair : le dispositif Camera Locus, qui projette dans l’espace un environnement d’images superposées à partir d’une seule source lumineuse, lui permet de se déployer à l’échelle d’une architecture, et de proposer au public une expérience d’immersion, au fil de multiples feuilletages visuels qui font palpiter l’espace. Chaque nouvelle activation de ce dispositif, toujours pensée en fonction de l’ in situ , s’imprègne de l’histoire du lieu et ricoche sur elle. Images d’archives retraitées, relectures graphiques et picturales, jeux de pixellisation, l’artiste compile toutes les possibilités d’une inventive digestion des documents d’origine.

À Thouars, Julien Gardair prolonge cette réflexion sur l’appropriation de l’histoire, sur la capacité de l’artiste à projeter son histoire dans la grande histoire. À partir d’une riche iconographie concernant le passé de la chapelle et de son contexte géographique, son ancienne fonction cultuelle, ses particularités architecturales, il imagine une nouvelle édition de Camera Locus, installée dans le sous-sol du lieu. Fonctionnant presque comme une camera obscura inversée, l’installation joue des colonnes de soubassement qui scandent l’espace, devenu support pictural à fort potentiel scénique et chorégraphique.

 

Dans ces jeux de relief et de transparence, et plus généralement dans l’ensemble de l’œuvre, on pourrait esquisser le portrait de l’artiste en archéologue : quelqu’un qui acquiert l’essentiel de sa documentation à travers des travaux de terrain — prospections, sondages, fouilles, études de collections, analyses du bâti.

De cette base de recherche, que les archéologues nomment culture matérielle, Julien Gardair s’empare pour orchestrer des circulations inédites : outre Camera Locus au sous-sol, il dispose dans la chapelle différents éléments mobiliers, très étirés verticalement, qui accueillent des livres sculptés, tout en percements et excavations, à partir de visuels réalisés sur place. Au sommet de ces cathèdres² contemporains s’arrime une découpe monumentale qui traverse l’espace comme une vague, tandis que dans le chœur, des moniteurs vidéos diffusent des séquences filmées par l’artiste à New York, images qui entrent en résonance avec la chapelle et les traditions catholiques dont elle fut le théâtre. Captation de ces traces de vie, de ces vestiges d’un passé plus ou moins proche, l’exposition écrit alors une partition intuitive et profuse, que le visiteur aura la plus grande liberté d’interpréter.

Éva Prouteau, 2015

 

Notes :

1 – La synesthésie désigne un procédé poétique ou artistique qui permet de mettre en relief une image en faisant appel à d’autres modalités sensorielles. On cite souvent comme exemple ce passage bien connu du poème Correspondances de Charles Baudelaire :

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme des hautbois, verts comme des prairies,
– Et d’autres corrompus, riches et triomphants, […]

2 – Mobilier liturgique, la cathèdre est la chaise ou le trône de l’évêque, caractérisé par la hauteur de son dossier.