ONC ?
Une interjection primitive ? Le bruit sourd d’un objet qui percute le sol ? Une locution ancienne signifiant « jamais » ou « à aucun prix » ? Le titre de l’exposition, laconique, ne se livre pas d’emblée. À l’image de l’œuvre de Clément Laigle, il dissuade de toute interprétation hâtive et déroute, comme pour mieux concentrer l’attention.
DU CONTEXTE
L’artiste part du principe qu’on ne peut échapper au lieu d’exposition : son histoire et son architecture impactent forcément les œuvres montrées et il serait naïf ou illusoire d’en faire abstraction. Dès lors, Clément Laigle s’attache à travailler l’ambiguïté entre porosité et résistance à l’environnement. Ses installations s’épanouissent précisément dans cet entre-deux : elles dialoguent souplement avec le contexte mais n’y sont jamais subordonnées.
DE LA MÉTHODE
L’œuvre fourmille de jeux de construction et de rencontres de matériaux : son vocabulaire emprunte volontiers au champ industriel, à l’architecture intérieure ou au bâtiment. Mais l’artiste s’intéresse également aux cultures populaires, à leurs pratiques borderline qui s’émancipent de l’industrie ou de l’histoire de l’art. Si les matériaux qu’il collecte forment un ensemble plutôt éclectique, ils obéissent cependant à des règles tacites : une physicalité évidente et des qualités sculpturales propres, qui frappent d’instinct. À partir de ce corpus, Clément Laigle pratique un art singulier de l’assemblage, intimement lié aux actions de réemploi, de recyclage, d’appropriation, de mixage et par extension de détournement.
VIGILANCE
Dressée au centre de la Chapelle Jeanne d’Arc, la grande installation conçue par Clément Laigle dévoile un assemblage modulaire de chevrons au sol et de pans verticaux du même matériau, des panneaux de bois composite couvert de mélaminé blanc. L’œuvre affirme plusieurs intentions et sa nature oscille, oxymorique et hybride : elle est monumentale autant que discrète par sa blancheur minimale qui se fond dans l’architecture ; close et autarcique sous certains abords, si elle est sculpture, elle est aussi parcours, qui invite le visiteur à l’arpenter, la pénétrer ; ponctuellement elle se change en écran, où viennent se projeter les motifs des vitraux, qui s’étirent et se déforment suivant les angles épousés et le point de vue choisi ; elle officie enfin à la lisière de la sculpture et de la structure muséographique : c’est une sculpture scénographiante, qui accueille elle-même d’autres sculptures, ou une scénographie qui aurait découvert son autonomie sculpturale, tout comme les socles de Constantin Brancusi ou Didier Vermeiren ont révélé « le statut sculptural du socle »¹ et ont œuvré à lui conférer une nouvelle ambiguïté. Déroutante car placée à la croisée de tous ces chemins interprétatifs, l’œuvre de Clément Laigle impose une vigilance.
OBJETS MYSTÈRE
Trois volumes viennent se contreposer à cette grande partition blanche : ils reprennent des formes assez classiques de l’histoire de la sculpture, soit un gisant, une stèle assez massive et une sculpture en pied toute en verticalité. Habillés d’acier brut aux accents noir bleuté, ces objets sont parcourus de fentes incisant le métal, des lignes aux tracés simples, signes de l’abstraction picturale, du constructivisme ou de l’art minimal, circulations dynamiques ou parfois plus hachées, qui évoquent lointainement des motifs aztèques ou amérindiens. À travers ces réseaux graphiques, l’œil aperçoit des sculptures figuratives, artefacts standardisés qui relèvent de l’esthétique pavillonnaire, où l’histoire de l’art ancien rejoint le custom de portail d’entrée ou de pelouse. Une Vénus à la pomme, un sanglier, un bas-relief mettant en scène une sarabande mythologique : mis en boîtes, ces motifs familiers se parcourent en visions parcellaires, à la fois dérobés et offerts aux regards. Dans leur partie inférieure, les coffrets qui les entourent ne sont plus en acier mais en plexiglas : en se penchant jusqu’au sol, le visiteur pourra apercevoir le bas des sculptures décoratives, entourées de pièces et de billets. À nouveau, l’assemblage de matériaux et de référents hétérogènes produit des objets énigmatiques, à la fois attirants et résistants. Clément Laigle nous propose des images à lier les unes aux autres, selon nos propres choix. Ces sculptures composites évoquent des tirelires, hommage rieur à la quête paroissiale ou urnes à dons installées pour inciter les visiteurs à soutenir les grandes institutions muséales, mais elles pourraient aussi bien suggérer d’autres rituels, plus sentimentaux ou superstitieux, de ceux qui nous font jeter des pièces dans les fontaines. Cette polysémie de l’œuvre renvoie toutefois à une tension sousjacente qui caractérise le travail de l’artiste : ici le télescopage entre le rapport à l’argent (dans la religion ou l’art), l’engagement physique du regardeur (qui se colle, scrute en voyeur, s’aplatit au sol) ou la question du goût (monolithe minimaliste versus déco pavillonnaire). Clément Laigle imbrique, décale et joue, mais donne surtout à voir de vrais rapports de force.
CIRCULATION UNDERGROUND
Présentées à même le sol, quelques sculptures de la série Manifold ponctuent l’espace du sous-sol. Objets hybrides, elles sont notamment composées de collecteurs d’échappement (manifold en anglais), directement issus de l’univers du tuning. Si l’artiste s’intéresse précisément à cet accessoire du custom automobile, c’est qu’il ne se voit pas. Élément caché, cette pièce efficiente permet de gagner en puissance, d’avoir plus de reprise, de développer des caractéristiques du moteur inexistante sur un collecteur de base, mais en toute discrétion, quand le tuning est souvent spectacularisation du véhicule. Toutefois, et ce n’est pas la moindre de ses qualités, le Manifold arbore une tubulure tarabiscotée qui a d’indéniables qualités sculpturales. Les tuyaux en inox, tous de longueur égale, suivent des trajectoires complexes, enlacées et flexibles, qui évoquent les artères, les veines et la circulation des fluides organiques. Ce type d’objets est de ceux qu’affectionne l’artiste : il s’approprie leur esthétique aux qualités intrinsèques, et décale leur intensité de présence par des processus d’assemblage. En l’occurrence, trois extrusions de béton prolongent la forme des platines à chaque extrémité du collecteur, venant fixer l’objet dans l’espace et reconcentrant l’énergie sur sa symbolique — le collecteur comme vecteur de puissance, de propulsion. Derrière ces jeux de déplacement et de feuilletage entre culture savante et culture populaire, se cache l’envie d’en finir avec les lectures trop rapides : Clément Laigle prend un malin plaisir à brouiller les pistes, ce qui se vérifie dans ses choix d’accrochage — ici une disposition relativement classique, avec éclairage en douche verticale qui nimbe chaque sculpture d’une aura théâtrale. Car si sa pratique est certes formaliste, empreinte d’un puissant vocabulaire moderniste et minimal, elle est aussi très liée au développement des cultural studies² dans le sens où elle explore la connotation des représentations, et des émotions, que les objets suscitent selon leur contexte culturel. Dans le sous-sol de la chapelle Jeanne d’Arc, ces Manifold acquièrent encore un effet d’étrangeté supplémentaire — idoles invisibles du tuning, serties comme des explosantes fixes³ , elles ont la beauté des reliques post-industrielles.
ONC.
Portée par une forme d’énergie bravache, l’ensemble de l’exposition manipule ainsi les signes et les indices, mue par un principe d’inversion et de substitution des valeurs. De ces déplacements physiques et mentaux, on pourrait tirer maintes réflexions politiques. Car l’air de ne pas y toucher, avec une feinte nonchalance, Clément Laigle produit des œuvres engagées — pour un art de réaction, emprunt de clairvoyance et de finesse d’esprit, de radicalité et d’élégance brute.
Eva Prouteau, 2017
Notes
1 – L’expression est signée du critique d’art Michel Gauthier.
2 – Les études culturelles (en anglais cultural studies) ou sciences de la culture sont un courant de recherche d’origine anglophone à la croisée de la sociologie, de l’anthropologie culturelle, de la philosophie, de l’ethnologie, de la littérature, et des arts. D’une visée transdisciplinaire, elles se présentent comme une « antidiscipline » à forte dimension critique, notamment en ce qui concerne les relations entre cultures et pouvoir.
3 – Derniers mots du premier chapitre de L’Amour fou, publié par André Breton en 1937 : « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle, ou ne sera pas. »